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Le diable est dans les détails
3 juin 2016

Parce que la sociologie ne peut rien

Quelle que soit la haute supériorité intrinsèque de cette méthode sociologique, elle peut cependant, comme tout autre procédé scientifique quelconque, entraîner à de graves erreurs, chez des esprits peu rationnels ou mal préparés. L'analyse mathématique elle-même, aujourd'hui si justement préconisée, peut néanmoins exposer, par exemple, à l'inconvénient essentiel, trop souvent réalisé, de prendre des signes pour des idées: on ne saurait nier que, surtout de nos jours, elle ne serve quelquefois à déguiser, sous un imposant verbiage, l'inanité des conceptions. Il n'y a point de méthode scientifique, parmi les plus recommandables, qui n'offre, à sa manière, des dangers équivalens, sans que leur existence nuise aucunement au crédit de ces moyens logiques, parce que ces dangers ne sauraient jamais provenir que d'une imparfaite appréciation ou d'une vicieuse application de la méthode correspondante. On doit étendre les mêmes considérations aux diverses méthodes sociologiques, et surtout à la méthode historique proprement dite, qui, pareillement, ne peut nullement égarer tant qu'elle est convenablement conçue et employée. Elle n'a d'inconvéniens propres, sous ce rapport, que la difficulté plus éminente d'y remplir toujours cette indispensable condition, à cause des obstacles plus essentiels que présente la complication supérieure du sujet. Sans espérer que les illusions qu'elle peut inspirer soient jamais susceptibles d'être entièrement évitées, quelques précautions qu'on emploie, il est du moins utile d'en signaler sommairement le principal caractère. Il consiste surtout à prendre un décroissement continu pour une tendance à l'extinction totale, ou réciproquement, suivant cette sorte de sophisme mathématique (déjà indiqué, en un cas analogue, dans le chapitre précédent), qui fait confondre des variations continues, en plus ou en moins, avec des variations illimitées. Un exemple fort sensible suffira, par son étrangeté même, pour signaler ici un tel danger de la méthode des séries historiques, plus nettement que par aucune explication abstraite, tout en indiquant d'ailleurs spontanément le mode général de prévenir de semblables illusions, dans les cas nombreux où elles ne sauraient être aussi vivement senties d'abord. En considérant l'ensemble du développement social sous le rapport très simple du régime alimentaire de l'homme, on ne saurait méconnaître, à mon gré, la tendance constante de l'homme civilisé à une alimentation de moins en moins abondante. Que l'on compare, à cet égard, les nations sauvages avec les peuples cultivés, soit dans les chants homériques, soit dans les récits de nos voyageurs; que l'on oppose pareillement la vie des campagnes à celle des villes; et qu'enfin on considère même la différence appréciable entre deux de nos générations consécutives. Partout on verra l'observation comparative confirmer essentiellement ce singulier résultat, qui se rattache d'ailleurs à une loi sociologique plus étendue, comme j'aurai lieu de le montrer ultérieurement. D'une autre part, un tel décroissement est en harmonie parfaite avec les lois fondamentales de la nature humaine, par suite d'une prépondérance croissante de l'exercice intellectuel et moral à mesure que l'homme se civilise davantage. Rien n'est donc mieux constaté, soit par la voie expérimentale, soit par la voie rationnelle. Personne cependant oserait-il ici conclure de cet incontestable décroissement continu, si évidemment limité, à une véritable extinction ultérieure? Or, l'erreur, trop grossière alors pour n'être pas immédiatement rectifiée, peut, en beaucoup d'autres occasions, devenir bien plus spécieuse, et quelquefois presque inévitable, sans s'appuyer même sur des motifs aussi plausibles, à cause de la complication plus grande du cas alors exploré. L'exemple précédent suffit pour indiquer l'inévitable recours qu'il faut dès lors employer aux lois constantes de notre nature, dont l'ensemble, toujours maintenu pendant le cours entier de l'évolution sociale, fournit à l'analyse sociologique directe un indispensable moyen général de vérification continue, comme je l'expliquerai spécialement au chapitre suivant. Puisque le phénomène social, conçu en totalité, n'est, au fond, qu'un simple développement de l'humanité, sans aucune création réelle de facultés quelconques, ainsi que je l'ai établi ci-dessus, toutes les dispositions effectives que l'observation sociologique pourra successivement dévoiler devront donc se retrouver, au moins en germe, dans ce type primordial, que la biologie a construit d'avance pour la sociologie, afin de circonscrire ses aberrations spontanées. Ainsi, aucune loi de succession sociale, indiquée même, avec toute l'autorité possible, par la méthode historique, ne devra être finalement admise qu'après avoir été rationnellement rattachée, d'une manière d'ailleurs directe ou indirecte, mais toujours incontestable, à la théorie positive de la nature humaine: toutes les inductions qui ne pourraient soutenir un tel contrôle, finiraient nécessairement, à l'issue d'un plus mûr examen sociologique, par être immédiatement reconnues illusoires, soit que les observations eussent été trop partielles ou trop peu prolongées. C'est dans cette exacte harmonie continue entre les conclusions directes de l'analyse historique et les notions préalables de la théorie biologique de l'homme que devra surtout consister la principale force scientifique des démonstrations sociologiques. On voit ainsi se confirmer de plus en plus, et à tous égards, cette prépondérance philosophique de l'esprit d'ensemble sur l'esprit de détail, que je me suis tant efforcé, dans ce chapitre, de faire nettement ressortir comme le principal caractère intellectuel de cette nouvelle science.

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